CHAPITRE 5

 

Le matin à l’Atelier des Harpistes, Fort de Fort

L’après-midi au Weyr de Benden

Puis à l’Atelier des Harpistes, 26.5.15

 

 

Une autre Chute passa avant que Jaxom trouvât le temps de retourner à la ferme du Plateau. Il réussissait mieux à séduire Corana qu’à apprendre à Ruth à cracher le feu correctement. Le dragon blanc avait la gorge presque brûlée à force de retenir ses flammes quand des lézards de feu apparaissaient soudain, aux moments les plus inopportuns. Jaxom était sûr que tous ceux du Fort de Keroon avaient fait une apparition. Même Ruth commençait à perdre patience. Ils étaient obligés de remonter le temps pour limiter leurs absences à six heures et ne pas éveiller les soupçons. Mais ces translations temporelles éreintaient Jaxom, il le comprit un soir en se jetant sur son lit, épuisé et frustré.

Malheureusement, il devait aussi aller le lendemain à l’Atelier des Harpistes avec Fender qui apprenait le maniement des équations stellaires de Wansor. Tous les Harpistes devaient maîtriser cette science, pour qu’une personne par Fort, outre le Seigneur, fût capable de prévoir les Chutes.

Quand Jaxom et Fender émergèrent de l’Interstice avec Ruth au-dessus de l’Atelier des Harpistes, ils tombèrent en plein chaos. Au comble de l’agitation, des lézards de feu voletaient partout en piaillant. Sur les crêtes de feu, le dragon de guet du Fort de Fort, dressé sur ses pattes de derrière, fouettait l’air de ses pattes antérieures en grondant.

Furieux ! Ils sont furieux ! expliqua Ruth, stupéfait.

— Que se passe-t-il ? demanda Finder à l’oreille de Jaxom.

— Ruth dit qu’ils sont furieux.

— Furieux ? C’est la première fois que je vois un dragon dans un état pareil !

Des gens couraient partout en désordre, et Jaxom eut du mal à trouver un endroit libre pour se poser. À peine avaient-ils touché terre qu’une bande de lézards de feu se mit à tournoyer autour de Ruth, projetant des pensées agitées, qui, avoua Ruth, n’avaient pour lui aucun sens. Jaxom comprit quand même que c’étaient les lézards de Menolly envoyés à sa recherche.

— Ah, vous voilà ! Vous avez reçu mon message ? cria Menolly, courant vers eux. Nous devons aller immédiatement au Weyr de Benden. On a volé l’œuf de la reine.

Elle s’installa tant bien que mal derrière Fender.

— Trois personnes, n’est-ce pas trop pour Ruth ? demanda-t-elle.

Jamais.

— Qui a volé l’œuf de Ramoth ? demanda Fender. Quand ?

— Au cours de la dernière demi-heure. Toutes les autres reines et tous les bronzes sont convoqués. Ils vont aller en force au Weyr Méridional et leur faire rendre l’œuf.

— Comment sait-on que c’est le Weyr Méridional ? demanda Jaxom.

— Qui d’autre irait voler un œuf de reine ?

Ils disparurent dans l’Interstice pour surgir au-dessus de Benden, où trois dragons bronze s’élancèrent soudain vers eux en crachant des flammes. Poussant un cri aigu, Ruth retourna dans l’Interstice, puis émergea au-dessus du lac, protestant à pleins poumons.

Je suis Ruth ! Je suis Ruth ! Je suis Ruth !

Menolly gémit.

— J’ai oublié de vous dire qu’il fallait s’annoncer bruyamment.

Vous avez failli me brûler le bout de l’aile. Je suis Ruth ! Ah, ils s’excusent. Le dragon blanc examina son aile.

D’autres dragons apparurent, claironnant leurs noms aux trois bronzes gardant les crêtes. Les arrivants déposèrent leurs chevaliers près d’un attroupement à l’entrée de l’Aire d’Éclosion.

— Jaxom, avez-vous déjà vu autant de dragons ? demanda Menolly, embrassant du regard la couronne du weyr, où, sur toutes les corniches, les grands animaux étaient perchés, ailes déployées, prêts à l’envol. Oh, Jaxom, verrons-nous des dragons combattre des dragons ?

La terreur dans sa voix bouleversa Jaxom.

— Ces fous d’Anciens doivent être dans une situation critique, dit sombrement Finder.

— Comment ont-ils pu croire qu’ils agiraient impunément ? remarqua Jaxom.

— C’est F’nor qui est venu nous annoncer la nouvelle, dit Menolly. Ramoth était allée manger. La moitié des lézards de feu de Benden étaient sur l’Aire d’Éclosion.

— Avec, dans le nombre, un ou deux visiteurs clandestins du Weyr Méridional, sans aucun doute, ajouta Finder.

Menolly approuva de la tête.

— C’est aussi ce que pense F’nor. De sorte que les Anciens devaient être prévenus quand elle s’absentait. F’nor dit qu’elle venait juste de tuer une proie quand trois bronzes sont apparus, ont passé le dragon de guet… Pourquoi le dragon de guet poserait-il des questions devant des dragons bronze ? Ils ont plongé immédiatement dans le tunnel supérieur menant à l’Aire d’Éclosion, et Ramoth a disparu dans l’Interstice en hurlant. Les trois bronzes l’ont entendue et sont immédiatement ressortis du tunnel. Ramoth a surgi en fureur de l’Aire d’Éclosion, mais les bronzes avaient fui dans l’Interstice avant qu’elle ait eu le temps de prendre son vol.

— On a envoyé des dragons à leur poursuite ?

— Ramoth les a poursuivis ! Bientôt suivie de Mnementh. Mais ça n’a servi à rien.

— Pourquoi ?

— Les bronzes avaient remonté le temps.

— Et même Ramoth ne savait pas à quel moment du passé.

— Exactement. Mnementh est allé inspecter le Weyr et le Fort Méridional, et la moitié des plages.

— Même les Anciens ne sont pas assez bêtes pour ramener un œuf de reine directement au Weyr.

Ils étaient maintenant arrivés aux abords de la foule où Seigneurs et Maîtres Artisans se mêlaient aux chevaliers-dragons des autres Weyrs. Lessa était sur la corniche de son Weyr, F’lar d’un côté, Robinton et Fandarel de l’autre, tous deux extrêmement sombres et anxieux. Un peu à l’écart, plusieurs maîtresses de reines de Benden. Dominant la scène, Ramoth arpentait l’entrée de l’Aire d’Éclosion, s’arrêtant parfois pour considérer les œufs restés sur le sable chaud. Elle se mit à donner de violents coups de queue, accompagnés de claironnements furieux qui étouffèrent toutes les conversations autour d’elle.

— C’est dangereux d’emporter un œuf dans l’Interstice, dit quelqu’un devant Jaxom et Menolly.

— Je suppose que c’est possible, si l’œuf est bien chaud au départ et s’il n’y reste pas longtemps.

— Nous devrions nous envoler pour aller calciner les Anciens dans leur Weyr.

— Et voir des dragons combattre des dragons ? Vous ne valez pas mieux que les Anciens.

— Le Weyr Méridional est à bout, dit Menolly à Jaxom. Aucune de leurs reines n’a fait de vol nuptial. Leurs bronzes sont mourants, et ils n’ont aucun jeune vert.

À cet instant, levant la tête vers Lessa, Ramoth poussa un cri pitoyable. Tous les dragons du Weyr répondirent à son appel, assourdissant les humains.

Lessa se pencha par-dessus le rebord de sa corniche, tendant la main vers sa reine désespérée. Puis Jaxom, qui dépassait la foule d’une bonne tête et regardait dans la bonne direction, vit quelque chose de sombre battre des ailes dans l’Aire d’Éclosion. Il entendit un cri de douleur étouffé.

— Regardez ! Qu’est-ce que c’est ? Dans l’Aire d’Éclosion !

Seuls ses voisins immédiats l’entendirent. Il partit en courant, mais fut bientôt terrassé par un accès de faiblesse qui l’obligea à s’arrêter. Quelque chose semblait saper ses forces, mais il ne savait pas ce que ça pouvait être.

Soudain Ramoth claironna de surprise et d’exultation.

— L’œuf. L’œuf de reine !

Le temps que Jaxom se remette de son inexplicable vertige et atteigne l’Aire d’Éclosion, tout le monde soupirait de soulagement à la vue de l’œuf de reine, maintenant bien en sûreté entre les pattes antérieures de Ramoth.

Un lézard de feu, oubliant toute prudence dans sa curiosité, eut à peine le temps de passer une aile dans l’Aire, qu’un grondement de Ramoth le faisait battre précipitamment en retraite.

Quelqu’un suggéra que l’œuf avait peut-être tout simplement roulé hors de vue, et que Ramoth l’avait cru volé. Mais trop de gens avaient vu vide l’emplacement, où il aurait dû se trouver. Et les trois étranges bronzes entrés dans le tunnel menant à l’Aire ? Les Anciens avaient dû regretter leur vol, voulant éviter de dresser dragon contre dragon.

Lessa était restée sur l’Aire d’Éclosion pour persuader Ramoth de la laisser examiner son œuf. Elle revint bientôt trouver F’lar et Robinton.

— C’est bien le même œuf, mais beaucoup plus vieux et dur, et prêt à éclore d’un instant à l’autre. Il faut faire venir les candidates.

Pour la troisième fois de la matinée, le Weyr de Benden se trouva dans un état d’extrême surexcitation – plus joyeuse cette fois, mais aussi porteuse de chaos.

— Celui qui a volé cet œuf l’a conservé dix jours ou plus, disait Lessa avec colère. Cela demande vengeance.

— L’œuf est revenu sans dommage, disait Robinton, essayant de la calmer.

— Serions-nous assez lâches pour ignorer une telle insulte ? demandèrent d’autres chevaliers-dragons, dédaignant la tentative d’apaisement de Robinton.

— Si, pour être brave, dit Robinton, soulignant l’adjectif avec mépris, il faut dresser dragon contre dragon, j’aime encore mieux être lâche.

Dragon contre dragon. Ces mots se répercutèrent en écho dans la foule.

— L’œuf est demeuré dans le passé assez longtemps pour atteindre la dureté nécessaire à l’Éclosion, continua Lessa, le visage durci par la colère. Leur candidate l’a sans doute manipulé. Il a peut-être été assez influencé pour que la petite reine ne puisse plus recevoir l’Empreinte ici.

— Personne n’a jamais prouvé qu’un œuf soit influencé par des contacts avant l’Éclosion, disait Robinton de sa voix la plus persuasive. À moins qu’ils ne lâchent leur candidate sur l’œuf quand la coquille se fendra, je ne vois pas en quoi leur ruse pourrait leur profiter.

Les chevaliers-dragons étaient toujours tendus, mais leur désir de détruire le Weyr Méridional était retombé avec le retour de l’œuf, si mystérieux fût-il.

— À l’évidence, nous ne pouvons plus nous permettre aucune négligence, dit F’lar, levant les yeux sur les dragons de guet. Et nous ne pouvons plus compter sur l’inviolabilité de l’Aire d’Éclosion. D’aucune Aire d’Éclosion.

Il repoussa nerveusement une boucle qui lui tombait sur le front.

— La première mesure pour assurer la sécurité du Weyr est d’en bannir les lézards de feu, dit Lessa avec emportement. Ce sont d’incorrigibles bavards, pires qu’inutiles…

— Pas tous, dit Brekke. Certains viennent nous transmettre des messages et nous aident beaucoup.

— Cela fonctionne dans les deux sens, dit Robinton, sans le moindre humour.

— Je m’en moque, dit Lessa à Brekke. Je ne veux plus en voir ici. Je ne veux pas que ces petits monstres viennent importuner Ramoth, il faut qu’ils restent à leur place.

— Il faut les marquer aux couleurs de leurs propriétaires, répliqua vivement Brekke. Et leur apprendre à annoncer leur nom et leur origine, comme font les dragons. Ils en sont tout à fait capables. Du moins, ceux qui viennent à Benden sur ordre.

— Demandez qu’ils fassent leur rapport à vous personnellement, ou à Mirrim, suggéra Robinton.

— Qu’ils n’approchent pas de moi ni de Ramoth, c’est tout ! dit Lessa. Et qu’on apporte ce wherry que Ramoth n’a pas eu le temps de manger. Cela lui fera du bien d’avoir quelque chose dans le ventre.

F’lar fit signe aux Chefs de Weyr et à Robinton de le suivre dans son weyr.

— Pas un lézard de feu en vue, dit Menolly à Jaxom. J’ai dit à Beauté de rester à l’écart. Elle semblait terrorisée.

— Ruth aussi, dit Jaxom, allant vers son dragon. Il en est devenu presque gris.

Ruth était plus que terrorisé, il grelottait d’angoisse.

Quelque chose ne va pas. Pas du tout, dit-il roulant erratiquement des yeux aux reflets gris d’épouvante.

— Ton aile est blessée ?

Non. Pas mon aile. Quelque chose ne va pas dans ma tête. Je ne me sens pas bien.

Ruth se dressa sur ses pattes postérieures, puis retomba sur ses quatre pattes, en faisant bruisser ses ailes.

— C’est parce que tous les lézards de feu sont partis ? Ou à cause de toute l’agitation au sujet de l’œuf de Ramoth ?

Ruth dit qu’il n’en savait rien. Les lézards de feu se rappelaient quelque chose qui les terrorisait.

— Ils se rappellent ? Hum !

Les lézards de feu exaspéraient Jaxom, de même que leur mémoire associative et leurs images ridicules qui tourmentaient son cher Ruth, pourtant si raisonnable.

— Jaxom ?

Menolly avait fait un détour pour les Cavernes Inférieures, et partagea avec lui une poignée de pâtés de viande mendiés à la cuisine.

— Robinton me demande de retourner à l’Atelier des Harpistes pour informer tout le monde. Il faut aussi que je marque mes lézards de feu. Regardez ! dit-elle. Le dragon de guet mâche la pierre de feu.

— Dragon contre dragon, dit-il, secoué d’un violent frisson.

— Oh, Jaxom, il faut éviter d’en venir là, dit-elle d’une voix étranglée.

Ils furent incapables de finir leur pâté de viande. En silence, ils montèrent sur Ruth qui s’envola.

 

Montant l’escalier menant au Weyr de la reine, Robinton réfléchissait plus vite qu’il ne l’avait jamais fait jusqu’alors. Ce qui allait se passer conditionnerait tout l’avenir de la planète, s’il interprétait correctement les réactions des assistants. Il savait plus de choses qu’il n’aurait dû sur le Weyr Méridional, mais cela ne lui avait servi à rien. Comment avait-il pu être aussi naïf, aussi bêtement aveugle que n’importe quel chevalier-dragon, en croyant qu’un Weyr était inviolable et une Aire d’Éclosion intouchable ? Piemur l’avait prévenu ; mais il n’avait pas compris que les Méridionaux, dans leur désespoir, feraient cette tentative prodigieuse pour ranimer leur Weyr décadent par le sang d’une jeune reine. D’ailleurs, en admettant qu’il ait compris, comment serait-il arrivé à convaincre F’lar et Lessa ? Les Chefs du Weyr auraient ri d’une idée si ridicule.

Maintenant, personne ne riait plus. Absolument personne.

Bizarre que tant de gens aient cru que les Anciens accepteraient docilement leur exil. Ce qu’on leur avait enlevé, ce n’était pas l’espace, mais l’espoir d’un avenir. T’kul avait dû être l’élément moteur.

— T’ron avait perdu toute initiative après le duel avec F’lar. Les deux Dames du Weyr, Merika et Mardra, n’étaient pour rien dans ce projet ; elles ne devaient pas avoir envie de se voir supplanter par une jeune reine et sa maîtresse. Était-ce l’une d’elles qui avait rapporté l’œuf ?

Non, pensa Robinton, il fallait connaître intimement le Weyr de Benden et son Aire d’Éclosion… ou être favorisé par une chance incroyable et une habileté démoniaque pour entrer et sortir de la caverne par l’Interstice.

Mais l’œuf avait été rendu ! Les Méridionaux n’étaient pas tous complices de ce forfait. Certains Anciens respectaient encore le vieux code de l’honneur. Ils avaient vu le risque d’action punitive et avaient désiré, aussi ardemment que Robinton, éviter une telle confrontation.

— Cette perfidie doit être punie – et pourtant elle ne peut pas l’être ! dit une voix grave derrière lui.

Robinton se retourna. L’inquiétude creusait des rides sur le rude visage de Fandarel, et Robinton remarqua pour la première fois une certaine bouffissure des traits, le jaunissement du blanc de l’œil annonçant la vieillesse.

— Il y aurait trop à perdre ! dit Robinton.

— Ils ont déjà tout perdu quand on les a envoyés en exil. Je me suis souvent demandé pourquoi ils ne s’étaient pas révoltés plus tôt.

— Eh bien, c’est fait maintenant. Ils se sont vengés.

— Et ont enclenché une autre vengeance. Mon ami, nous devons garder notre sang-froid, aujourd’hui plus que jamais. Je crains que Lessa ne se montre déraisonnable et imprévoyante.

Le forgeron montra sur l’épaule de Robinton le coussin de cuir où se perchait généralement Zair, son lézard de feu.

— Où est votre petit ami ?

— Au weyr de Brekke, avec Grall et Berd. Je voulais qu’il rentre à l’Atelier des Harpistes avec Menolly, mais il a refusé.

Le Forgeron branla tristement du chef, et ils entrèrent ensemble dans la Salle du Conseil.

— Je n’ai pas de lézard de feu, mais je ne sais que du bien de ces petites créatures. Il ne m’est jamais venu à l’idée qu’ils pouvaient constituer une menace pour quiconque.

— Vous me soutiendrez donc sur ce point, Fandarel ? demanda Brekke, entrée derrière eux avec F’nor. Lessa n’est plus elle-même. On ne peut pas bannir tous les lézards de feu à cause des espiègleries de certains.

— Une espièglerie ? Le vol d’un œuf de reine ? dit F’nor, choqué. Que Lessa n’entende surtout pas ce mot là !

— Le lézard de feu est allé voir les œufs dans la caverne de Ramoth, comme tant d’autres l’ont fait depuis la ponte, dit Brekke, d’un ton plus tranchant qu’à son habitude.

F’nor avait les lèvres serrées, le regard dur, et Robinton comprit que le couple avait un conflit.

— Les lézards de feu n’ont aucun sens du bien et du mal, termina Brekke.

— Ils devront apprendre, dit F’nor avec véhémence.

— Nous qui n’avons pas de dragons, intervint vivement Robinton, j’ai bien peur que nous n’ayons fait trop de cas de nos petits amis, les emportant partout avec nous, les cajolant comme les parents font d’un enfant tardif, et leur tolérant trop de libertés. Mais c’est un point secondaire dans l’affaire d’aujourd’hui.

F’nor s’adoucit et regarda Robinton en hochant la tête.

— Mais si cet œuf n’avait pas été rendu, Robinton…

— Alors, nous aurions eu un combat dragon contre dragon, répondit Robinton, détachant ses paroles avec toute la force et toute l’horreur qu’il portait en lui.

— Non. Nous n’en serions pas arrivés là. Vous vous êtes montré sage…

— Sage ? cracha avec fureur la Dame du Weyr. Debout sur le seuil de la Salle du Conseil, Lessa avait un visage livide et un corps convulsé.

— Sage de laisser un tel crime impuni ? Sage de les laisser libres de comploter d’autres traîtrises ? Je suis allée les chercher dans le passé ! J’ai supplié cette canaille de T’ron de nous aider ! Nous aider ? Eh bien, il s’aide lui-même aujourd’hui. En nous volant un œuf de reine. Si je pouvais seulement revenir sur cette sottise…

— La sottise, c’est de continuer à parler ainsi, dit froidement le Harpiste, sachant qu’il avait de fortes chances de déplaire. L’œuf a été rendu…

— Oui, et quand je…

— C’est bien ce que vous désiriez, il y a une heure ? dit Robinton d’un ton sans réplique. Vous vouliez que l’œuf vous soit rendu. Vous aviez alors le droit de lancer dragon contre dragon, et personne ne vous l’aurait reproché. Mais l’œuf a été restitué. Une simple vengeance justifie-t-elle un combat dragon contre dragon ? Non, Lessa. Vous n’en avez pas le droit. Pas pour vous venger.

« Et s’il vous faut une vengeance, pensez qu’ils ont échoué ! Cet œuf, ils ne l’ont pas. Maintenant, tous les Weyrs sont sur leurs gardes, et ils ne pourront jamais recommencer. Leur seul espoir de ranimer leurs bronzes mourants a échoué. Et qu’est-ce qui leur reste ? Rien. Aucun avenir, aucun espoir.

« Vous ne pouvez rien leur faire de pire, Lessa. Après la restitution de l’œuf, vous n’avez pas le droit, aux yeux de Pern tout entière, de faire plus.

— J’ai le droit de venger l’injure faite à mon Weyr, à ma reine et à moi-même !

— Une injure ? dit Robinton, avec un bref éclat de rire. Ma chère Lessa, ce n’était pas une injure, mais le plus grand compliment qu’ils pouvaient vous faire !

Ce rire inopiné et cette interprétation inattendue réduisirent Lessa au silence.

— Combien d’œufs de reines ont été pondus au cours de la dernière Révolution ? demanda Robinton. Et dans des Weyrs que les Anciens connaissent plus intimement que Benden. Non, ils voulaient une reine issue d’une ponte de Ramoth ! Les Anciens voulaient ce que Pern a de mieux !

Évitant toute insistance maladroite, Robinton prit la Dame du Weyr par le bras et la conduisit, choquée mais docile, à son fauteuil, où il la fit asseoir avec déférence.

— La détresse de Ramoth vous a mise hors de vous. Mais elle est plus calme maintenant, n’est-ce pas ?

La mâchoire de Lessa s’affaissa, elle regarda Robinton, les yeux dilatés, puis elle hocha la tête, refermant la bouche et s’humectant les lèvres.

— Vous allez donc redevenir vous-même. Robinton remplit une coupe de vin et la lui tendit.

Médusée par son audace, elle en but même un peu.

— Et vous réaliserez alors que la plus grande catastrophe qui puisse survenir sur ce monde serait de voir dragon combattre contre dragon.

Lessa posa sa coupe, renversant un peu de vin sur la table de pierre.

— Vous, et vos paroles habiles… dit-elle en se levant comme un ressort se détend, et pointant le doigt sur Robinton. Vous…

— Il a raison, Lessa, dit F’lar. Notre seule raison d’envahir le Sud, c’était d’y rechercher cet œuf.

Il promenait son regard sur tous les Chefs de Weyr, pour juger de leur réaction.

— En cas de combat dragon contre dragon, poursuivit-il, nous autres, chevaliers-dragons de Pern, perdrions toute raison d’exister.

Il regarda durement Lessa, qui lui rendit son regard avec une froideur implacable.

— Je regrette du fond du cœur qu’autrefois, à Telgar, il n’y ait pas eu d’autre solution pour T’ron et T’kul. L’exil sur le Continent Méridional semblait la réponse idéale. Ils ne pourraient guère nuire à Pern…

— Non, pas à Pern, à nous – juste à nous, à Benden, dit Lessa avec une amertume insondable. C’est T’ron et Mardra qui ont voulu se venger de nous !

— Mardra n’apporterait pas son soutien à une reine qui la déposerait, dit Brekke, qui ne se détourna pas quand Lessa pivota vers elle comme une furie.

— Brekke a raison, dit F’lar, posant la main sur l’épaule de Lessa avec une apparente désinvolture. Mardra n’irait pas favoriser une concurrente.

Robinton vit les phalanges de F’lar blanchir, bien que Lessa ne réagît pas à la pression exercée sur son épaule.

— Ni Merika, compagne de T’kul et maîtresse d’une reine, dit D’ram, Chef du Weyr d’Ista. Je la connais assez pour parler avec certitude.

Robinton se dit que l’Ancien vivait les événements du jour plus intensément que quiconque. D’ram était honnête, loyal et juste. Il s’était senti contraint de soutenir F’lar contre ceux de son propre temps. Par son attitude, il avait influencé R’mart et G’narish, les autres Anciens Chefs de Weyr, qui avaient aussi pris le parti de Benden à Telgar. Il régnait dans cette salle tant de tensions subtiles, tant de conflits souterrains, pensa Robinton. Celui qui avait conçu le vol d’un œuf de reine avait peut-être manqué son coup, mais il avait bien réussi à rompre la solidarité des chevaliers-dragons.

— Je n’arrive pas à exprimer à quel point je suis navré, Lessa, poursuivit D’ram en secouant la tête. Je ne comprends pas ce qu’ils espéraient. T’kul est plus vieux que moi. Son Salth ne pouvait espérer s’accoupler en vol avec une reine de Benden. D’ailleurs, aucun dragon du Sud n’est capable de s’accoupler avec une reine de Benden !

Ces remarques perplexes firent plus que les arguments de Robinton pour diminuer la tension. D’ram venait de confirmer l’idée d’un hommage indirect au Weyr de Benden.

— D’ailleurs, quand la nouvelle reine sera en âge de faire son premier vol nuptial, ajouta D’ram, tous leurs bronzes seront sans doute morts. Huit dragons méridionaux ont disparu au cours de la dernière Révolution. Ils ont donc tenté de voler un œuf pour rien… pour rien.

Il se tut, le visage empreint d’un regret tragique.

— Pas pour rien, dit Fandarel avec une profonde tristesse. Regardez seulement ce qui nous arrive, à nous qui sommes alliés et amis depuis des Révolutions. Vous, chevaliers-dragons, poursuivit-il, pointant le doigt sur chacun à son tour, vous avez été à un cheveu de lancer vos bêtes contre celles du Weyr Méridional. Fandarel secoua lentement la tête.

— Quelle journée terrible ! terrible ! J’en suis désolé pour vous tous.

Il regarda longuement Lessa et reprit :

— Mais je serai encore plus désolé pour moi-même et pour Pern, si vous ne retrouvez pas votre raison. Permettez-moi maintenant de prendre congé.

Avec une grande dignité, il s’inclina devant tous les Chefs de Weyr et leurs Dames, devant Brekke, et enfin devant Lessa, dont il essaya de rencontrer le regard. Mais elle détourna la tête, et il sortit en soupirant.

Fandarel avait clairement exprimé ce que Robinton voulait faire comprendre à Lessa : les chevaliers-dragons risquaient de perdre toute autorité sur les Forts et les Ateliers s’ils se laissaient guider par leur colère. On n’en avait que trop dit, dans l’excitation du moment, devant les Seigneurs convoqués au Weyr pendant la crise. Si aucune action punitive n’était entreprise maintenant que l’œuf était rendu, aucun Seigneur ou Maître d’Atelier ne pourrait faire de reproches à Benden.

Mais comment passer outre à l’entêtement de Lessa, qui ruminait sa fureur, déterminée à exiger une désastreuse vengeance ? Pour la première fois depuis les nombreuses Révolutions qu’il exerçait la charge de Maître Harpiste de Pern, Robinton ne savait plus quoi faire. C’était déjà assez d’avoir perdu les bonnes grâces de Lessa ! Comment lui faire entendre raison ?

— Fandarel m’a rappelé qu’un chevalier-dragon ne peut avoir de querelles personnelles sans effets incalculables, dit F’lar. J’ai une fois permis à l’injure de prendre le pas sur la raison. Les événements d’aujourd’hui en sont la conséquence.

Des murmures parcoururent l’assemblée : F’lar s’était honorablement comporté à Telgar.

— Insoutenable, dit Lessa, sortant de son immobilité. Ce n’était pas un combat personnel. Ce jour-là, F’lar, vous avez dû combattre T’ron dans l’intérêt de Pern tout entière.

— Et aujourd’hui, je ne peux pas combattre T’ron ou les autres Méridionaux, dans l’intérêt de Pern tout entière !

Lessa considéra longuement F’lar, puis, comprenant à regret la distinction, elle se recroquevilla.

— Mais… si cet œuf n’éclot pas, ou si la petite reine est handicapée en quoi que ce soit…

— Si cela devait arriver, nous reconsidérerons notre position, dit F’lar.

Robinton espérait ardemment que la petite reine serait saine et vigoureuse. D’ici l’Éclosion, il aurait des informations qui peut-être apaiseraient Lessa et délieraient F’lar de son serment.

— Je dois retourner près de Ramoth, dit Lessa. Elle a besoin de moi.

Elle sortit de la salle, passant devant les chevaliers-dragons qui s’écartèrent avec déférence.

Robinton, considérant la coupe qu’il avait remplie pour elle, la prit et la vida d’un trait. Quand il la reposa d’une main tremblante, il rencontra le regard de F’lar.

— Une coupe ne nous ferait pas de mal non plus, dit le Chef du Weyr de Benden. Je crois inutile de vous recommander des précautions contre les vols.

— Aucun de nous n’a une ponte en train de durcir, dit R’mart, du Weyr de Telgar. Et aucun d’entre nous n’a de reine de Benden ! ajouta-t-il, avec un clin d’œil malicieux au Harpiste. Mais si huit de leurs bêtes sont mortes au cours de la dernière Révolution, j’en conclus qu’il reste deux cent quarante-huit chevaliers-dragons, et seulement cinq bronzes. Qui a rapporté l’œuf ?

— L’œuf est revenu, c’est tout ce qui compte, dit F’lar, vidant d’un trait la moitié d’une coupe. Mais je suis très reconnaissant au chevalier qui l’a fait.

— Nous pourrions l’identifier, dit N’ton. F’lar secoua la tête.

— Je ne suis pas sûr d’y tenir.

— Fandarel a mis le doigt sur la plaie, dit Brekke, circulant avec grâce pour remplir les coupes. Regardez ce qui nous arrive, à nous qui sommes amis et alliés depuis des Révolutions. Cela me blesse plus que tout. Et l’hostilité à l’égard des lézards de feu me blesse aussi, sous prétexte que certains, par simple loyauté envers leur ami, ont pris part à cette triste affaire. Je sais que je suis partiale, mais j’ai tant de motifs de gratitude envers nos petits amis. J’aimerais que le bon sens prévale aussi en ce domaine.

— Je vous comprends, dit F’lar. Ce matin, il s’est passé beaucoup de choses dans la chaleur et la confusion du moment.

— Berd ne cesse de me répéter que des dragons ont craché des flammes sur des lézards de feu !

Robinton poussa un cri étonné.

— Zair m’a aussi communiqué cette idée incroyable. Mais aucun dragon n’a craché le feu ici…

Il regarda les autres Chefs de Weyr, dont certains confirmaient les paroles de Brekke, tandis que les autres exprimaient leur surprise.

— Pas encore… dit Brekke, montrant de la tête le weyr de Ramoth.

— Il faut donc nous assurer qu’aucun lézard de feu ne viendra bouleverser davantage la reine, dit F’lar. Pour le moment, il est plus sage qu’elle n’en voie et n’en entende aucun. Je sais que certains sont des messagers très fiables. Et je sais que la plupart d’entre vous en possèdent. Mais dirigez-les sur Brekke s’il est absolument indispensable d’en envoyer ici.

— Les lézards de feu ne vont pas là où ils ne sont pas les bienvenus, dit Brekke.

Elle ajouta en souriant, pour atténuer l’amertume de sa remarque :

— D’ailleurs, pour le moment, ils ont une peur de tous les diables !

— Ainsi, nous ne faisons rien avant que l’œuf éclose ? demanda N’ton.

— Sauf de rassembler les candidates découvertes pendant la Quête. Lessa voudra qu’elles viennent aussitôt que possible pour habituer Ramoth à leur présence. Nous nous reverrons à l’Éclosion, Chefs de Weyr !

— Une Éclosion parfaite, dit D’ram avec une ferveur sincèrement approuvée par tous.

L’assemblée se dispersa, et Robinton espérait que F’lar le retiendrait. Mais F’lar était en grande conversation avec D’ram, et Robinton réalisa tristement que sa présence n’était pas souhaitée. Cela le peinait d’être en froid avec les Chefs du Weyr de Benden, et, se dirigeant vers l’entrée du weyr, il se sentit très las. Pourtant F’lar l’avait soutenu quand il avait conseillé un délai de réflexion. Sortant du dernier tournant du couloir, il vit l’énorme masse de Mnementh sur sa corniche, et hésita, soudain réticent à approcher du compagnon de Ramoth.

— Ne vous tourmentez pas ainsi, Robinton, dit N’ton en lui touchant le bras. Vos paroles étaient justes et vous êtes sans doute le seul qui pouvait empêcher Lessa de faire une folie. F’lar le sait. Mais il est obligé de tenir compte de son humeur.

— Maître Robinton, dit F’nor à voix basse, rejoignez-nous dans notre weyr, Brekke et moi. Vous aussi, N’ton, si rien ne vous presse de rentrer.

— Aujourd’hui, j’ai tout mon temps devant moi, répondit joyeusement le jeune homme.

Le second d’escadrille prit la tête du groupe, et ils traversèrent le Bassin, sur lequel planait un silence inusité, rompu seulement par les gémissements étouffés de Ramoth sur l’Aire d’Éclosion. Sur sa corniche, Mnementh balançait son énorme tête, scrutant sans relâche la couronne du Weyr.

À peine les hommes étaient-ils entrés au weyr qu’ils furent assaillis par quatre lézards de feu hystériques, qu’il leur fallut caresser et rassurer, affirmant qu’aucun dragon n’allait les calciner en vol – cette crainte semblait générale et durable.

— Qu’est-ce que ce grand trou noir dans les images que me transmet Zair ? demanda Robinton quand ses caresses eurent un peu calmé le petit bronze. Zair ne cessait de frissonner et, quand Robinton interrompait ses caresses, il poussait impérieusement la main négligente. Pendant ce temps, Grall et Berd, perchés sur l’épaule de F’nor, se frottaient contre ses joues, roulant frénétiquement leurs yeux jaunes d’angoisse.

— Quand ils seront plus calmes, nous essaierons de tirer cela au clair, Brekke et moi. J’ai l’impression qu’ils se rappellent quelque chose.

— Pas quelque chose ayant trait à l’Étoile Rouge ? demanda N’ton.

À cette référence malheureuse, Tris, sagement perché sur son bras, se mit à battre des ailes, et les autres glapirent de terreur.

— Désolé. Calme-toi, Tris.

— Non, rien de semblable, dit F’nor. Simplement quelque chose… quelque chose qu’ils se rappellent.

— Nous savons qu’ils communiquent instantanément entre eux, et qu’apparemment ils diffusent tout ce qu’ils ont fortement senti ou vécu, dit Robinton, choisissant ses mots pour exprimer sa pensée. Cette panique pourrait être la conséquence d’une réaction de masse. Mais venue de quel lézard de feu ? Pourtant, Grall et Berd, et certainement le petit lézard de Meron, ne pouvaient pas savoir par un de leurs semblables que… vous savez quoi… était dangereux pour eux. Comment l’ont-ils su, au point d’en devenir hystériques ? Comment cela pourrait-il venir d’un souvenir ?

— Les bêtes de selle semblent savoir éviter les terrains dangereux… proposa N’ton.

— L’instinct, rumina Robinton. Ce pourrait être l’instinct.

Puis il secoua la tête.

— Non. La peur d’un terrain particulier, ce n’est pas la même chose qu’une peur instinctive, qui est générale. L’… É-T-O-I-L-E-R-O-U-G-E, dit-il, épelant lettre par lettre, c’est spécifique. Enfin !

— Les lézards de feu ont les mêmes dons fondamentaux que les dragons. Mais les dragons n’ont pour ainsi dire pas de mémoire.

— Ce qui, espérons-le, balaiera en un temps record ce qui s’est passé aujourd’hui, dit F’nor, levant les yeux au ciel.

— Malheureusement, on ne peut pas en dire autant de Lessa, soupira Robinton.

— Mais elle n’est pas stupide, dit N’ton. Et F’lar non plus. Ils sont inquiets, c’est tout. Ils se ressaisiront et apprécieront votre intervention d’aujourd’hui.

Puis, N’ton s’éclaircit la gorge, et, regardant le Maître Harpiste droit dans les yeux, il demanda :

— Savez-vous qui a volé l’œuf ?

— J’avais entendu dire que quelque chose se préparait. Je savais, chose évidente pour quiconque comptait les Révolutions, que les hommes et les dragons du Weyr Méridional vieillissent et sont dans une situation désespérée. Je n’ai que l’expérience de Zair au moment des amours…

Robinton fit une pause, repensant au réveil de désirs qu’il avait crus morts depuis longtemps, haussa les épaules, et rencontra le regard compréhensif de N’ton.

— Mais cela me permet de comprendre la passion que doivent subir les chevaliers bronze et bruns de la part de leurs dragons. Même une dragonne verte, assez jeune pour s’accoupler, leur rendrait service…

Il lança un regard interrogateur aux deux chevaliers.

— Pas après ce qui s’est passé aujourd’hui, affirma F’nor avec force. S’ils en avaient parlé à l’un des Weyrs, à D’ram par exemple, un vert les aurait peut-être suivis, ne serait-ce que pour prévenir un désastre. Mais voler un œuf de reine ?

F’nor, fronçant les sourcils, reprit :

— Robinton, que savez-vous de ce qui se passe au Weyr Méridional ? Je vous ai donné toutes les cartes que j’ai faites sur le Continent Méridional.

— Franchement, j’en sais plus sur ce qui se passe au Fort. Piemur m’a récemment fait savoir que les chevaliers-dragons étaient plus casaniers que d’habitude. Ils ne se mêlaient guère à leurs vassaux, selon la coutume de leur Temps, mais ils leur permettaient certaines visites au Weyr. Tout cela a cessé brusquement, et aucun vassal n’a plus le droit d’entrer. Ils ne volent plus beaucoup non plus. Les dragons prennent leur vol, puis disparaissent immédiatement dans l’Interstice. Ils ne planent plus, ils ne décrivent plus de cercles, ils disparaissent dans l’Interstice, c’est tout.

— Ils remontent le temps, dit pensivement F’nor. Zair pépia d’un ton pitoyable, et Robinton le calma.

De nouveau, le lézard de feu lui transmit l’image de dragons crachant des flammes sur des lézards de feu, le trou noir, et la vue fugitive d’un œuf.

— Vous avez aussi reçu cette image de vos amis ? demanda-t-il, quoique leur air stupéfait rendît la question superflue.

Robinton pressa Zair de lui transmettre une image plus claire, une vue de l’endroit où se trouvait l’œuf, mais il ne reçut qu’une impression de feu et de peur.

— Je regrette qu’ils ne soient pas plus rationnels, dit Robinton, réprimant son irritation.

Quelle torture d’être si prêt du but et d’échouer à cause de la vision limitée d’un lézard de feu.

— Ils sont encore bouleversés, dit F’nor. J’essaierai plus tard avec Grall et Berd. Je me demande si Menolly obtient la même réaction des siens. Vous pourriez le lui demander à votre retour, Maître Robinton. Comme elle en a dix, elle obtient peut-être des images plus claires.

Robinton accepta en se levant, puis posa une dernière question.

— N’ton, faisiez-vous partie des bronzes qui sont allés au Weyr Méridional, voir si c’était là qu’on avait emporté l’œuf ?

— J’en étais. Le Weyr était déserté. On n’avait pas même laissé un vieux dragon en arrière. Tout était absolument désert.

— Oui, c’est logique, n’est-ce pas ?

 

Quand Jaxom et Menolly surgirent au-dessus du Fort de Fort, Ruth cria son nom au dragon de guet et faillit être étouffé par une foule de lézards de feu. Ils gênèrent son vol au point qu’il fut contraint de perdre de l’altitude, avant qu’ils lui donnent la place de battre des ailes. À l’instant où il atterrit, les lézards de feu s’attroupèrent autour de lui et de son maître, avec de bruyants pépiements d’angoisse.

Menolly lui roucoula des paroles rassurantes, tandis qu’ils s’accrochaient à ses vêtements et se prenaient les griffes dans ses cheveux. Jaxom en surprit deux qui essayaient de s’asseoir sur sa tête, plusieurs avaient enroulé leur queue autour de son cou, et trois battaient frénétiquement des ailes pour se maintenir au niveau de ses yeux.

— Qu’est-ce qu’ils ont ?

— Ils sont terrifiés ! Des dragons leur lancent des flammes, s’écria Menolly. Mais aucun ne l’a fait, petits sots. Tout ce qu’on vous demande, c’est de ne pas aller dans les Weyrs pendant quelque temps.

D’autres Harpistes, attirés par le tumulte, vinrent à leur secours, emportant ceux qui s’accrochaient à Jaxom et Menolly ou rappelant sévèrement ceux qui leur appartenaient. Puis Jaxom se mit en devoir de les écarter de Ruth, mais son dragon s’y opposa, disant qu’il les calmerait lui-même. Comme les Harpistes demandaient à grands cris des nouvelles de Benden, Jaxom laissa Ruth se débrouiller tout seul.

Par les lézards venus de Benden, les Harpistes avaient reçu des images déformées : Benden, plein d’immenses dragons bronze, crachant les flammes, prêts au combat ; Ramoth, agitée comme un dragon de guet assoiffé de sang, et de curieuses images de l’œuf de reine, tout seul dans le sable. Le plus inquiétant, c’étaient les dragons calcinant des lézards de feu en plein vol.

— Cette vision ne correspond à rien, s’écria Jaxom.

— Mais les lézards de feu doivent éviter le Weyr de Benden, sauf pour porter des messages à Brekke ou à Mirrim, ajouta Menolly. Et nous devons marquer les nôtres aux couleurs des Harpistes.

Aussitôt arrivèrent les vassaux du Fort, en quête des nouvelles. Menolly résuma les événements avec tout l’art des Harpistes. Le respect de Jaxom s’accrut encore en écoutant sa voix mélodieuse et cadencée susciter les émotions appropriées à chaque partie de sa narration, sans jamais déformer les faits.

Quand Menolly se tut, un murmure reconnaissant parcourut l’assemblée. Puis les auditeurs prirent la parole, disséquant les nouvelles, posant des questions. Qu’allaient faire les Weyrs ? Les Forts principaux couraient-ils un danger ? Jusqu’où iraient les Anciens s’ils avaient volé un œuf de Benden ? Il faudrait communiquer à Benden certains faits récents – insignifiants pris séparément, mais assez louches pris ensemble. Les mystérieuses pénuries aux mines de fer, par exemple. Et que dire de ces jeunes filles qui avaient disparu sans laisser de traces ?

Menolly sortit avec Jaxom et se rendit à une salle de copistes. Ses lézards apparurent soudain, et elle leur fit signe de se poser sur une table.

— Je vais vous mettre à la dernière mode pour lézards ! dit-elle, fouillant dans un tiroir sous la table. Aidez-moi à trouver du blanc et du jaune, Jaxom. La peinture de cette boîte est toute sèche.

Elle la jeta dans une poubelle.

— Quel modèle avez-vous conçu pour les lézards de feu ?

— Hum. Voilà du blanc. Du bleu harpiste et du bleu clair paysan, séparés par une bande blanche, et encadrés par un treillis jaune, emblème du Fort de Fort. Ça devrait être suffisant pour les reconnaître, non ?

Jaxom approuva, et Menolly l’enrôla pour tenir le cou des lézards de feu. Tâche d’autant plus difficile que tous cherchaient à le regarder dans les yeux.

— S’ils essayent de me dire quelque chose, je ne reçois pas le message, dit Jaxom à Menolly, tout en endurant patiemment son cinquième sondage mental.

— Je soupçonne, dit Menolly en appliquant soigneusement ses couleurs, que vous possédez – tenez-le tranquille, Jaxom ! – le seul… dragon de Pern… dont… ils n’ont – tenez-le bien – pas une peur bleue en ce moment. Après tout… Ruth ne… mâche pas la pierre de feu.

Jaxom soupira, comprenant que la popularité soudaine de Ruth allait mettre un terme à ses excursions secrètes. Malgré sa réticence, il serait obligé de remonter le temps pour exécuter ses plans, parce que les lézards de feu, ne sachant pas à quelle époque ils iraient, ne pourraient pas les y suivre ! Cela lui rappela le but originel de sa visite à l’Atelier des Harpistes.

— Ce matin, j’étais venu pour vous demander les équations de Wansor…

— Hum, oui, sourit Menolly par-dessus un lézard bleu gesticulant. Cela semble remonter à des Révolutions. Eh bien, je marque Oncle de sa bande blanche, puis je vous les donne. Et puisque vous m’avez aidée si gentiment, je vais vous donner aussi quelques cartes du ciel d’été. Piemur n’en a pas encore dessiné beaucoup.

Un lézard bleu surgit de la salle des copistes, pépiant de soulagement en voyant Jaxom.

C’est le bleu du gros, dit Ruth de dehors.

— Je n’ai qu’un bleu, et nous venons de le marquer, non ? demanda Menolly, surprise, en considérant les autres.

— C’est celui de Brand. Il vaut mieux que je rentre à Ruatha. Je devrais y être depuis des heures.

— Attention de ne pas entrer en collision avec vous-même en train de venir ici, dit-elle en riant. Cette fois, vous étiez en déplacement officiel.

Attrapant le rouleau de cartes qu’elle lui jetait, Jaxom parvint à feindre un rire désinvolte. Elle ne pouvait pourtant pas savoir ce qu’il avait en tête. Il était vraiment trop sensible à ses moindres remarques. Signe de culpabilisation.

— Alors, vous me servirez d’alibi auprès de Lytol ?

— N’importe quand, Jaxom !

De retour au Fort de Ruatha, il fut obligé de recommencer le récit des événements. Il termina en ordonnant à tous les propriétaires de lézards de feu de marquer leurs bêtes aux couleurs de Ruatha : brun à carrés rouges, bordé de blanc et de noir. Il finissait d’organiser cette tâche quand il remarqua que Lytol était toujours assis dans son grand fauteuil, se taquinant d’une main la lèvre inférieure, les yeux fixés dans le vague.

— Lytol ?

Le Seigneur Régent revint sur terre avec effort et regarda Jaxom, fronçant les sourcils. Puis il soupira.

— J’ai toujours craint que ce conflit se termine par un combat dragon contre dragon.

— On n’en est pas là, Lytol, dit Jaxom, de sa voix la plus persuasive.

— Mais cela pourrait arriver, mon garçon, dit Lytol en le regardant dans les yeux. Très facilement. Et nous devons tant à Benden, vous et moi. Devrais-je y aller ?

— Finder y est resté.

Lytol hocha la tête, et Jaxom se demanda si le Régent considérerait cela comme un affront.

— Il vaut mieux que ce soit Finder qui voyage à dos de dragon.

Il se passa la main sur les yeux et secoua la tête.

— Vous ne vous sentez pas bien, Lytol. Une coupe de vin ?

— Non, ça va, mon garçon, dit Lytol se levant avec effort. Je suppose qu’avec tout ce qui s’est passé, vous avez oublié la raison de votre visite à l’Atelier des Harpistes ?

Soulagé de voir Lytol redevenu lui-même, Jaxom annonça qu’il avait non seulement les équations de Wansor, mais plusieurs cartes célestes. Puis il regretta ses paroles, parce que Lytol lui demanda de leur enseigner, à Brand et à lui-même, à prévoir les Chutes de Fils.

Enseigner une méthode à quelqu’un est un très bon moyen de l’assimiler soi-même, ainsi que Jaxom le constata le soir même quand il se livra à quelques calculs pour son usage personnel, à partir d’une carte rudimentaire du Continent Méridional. Il régnait trop d’activité dans le ciel de Pern pour qu’il pût se rendre en toute sécurité dans un passé quelconque. Et puisqu’il lui fallait remonter le temps, autant revenir à douze Révolutions en arrière, à une époque où personne ne s’était encore installé sur le Continent Méridional. Il avait localisé exactement une mine de pierre de feu et n’aurait aucun mal à approvisionner Ruth. L’aube approchait quand il fut sûr d’avoir bien choisi son époque.

Juste avant le point du jour, les gémissements de Ruth le réveillèrent. Il rejeta ses fourrures, et se précipita, pieds nus sur la pierre glacée, battant des paupières, encore à moitié endormi. Dans son rêve, Ruth agitait ses pattes antérieures, et ses ailes frémissaient. Des lézards de feu étaient nichés autour de lui ; la plupart ne portaient pas les couleurs de Ruatha. Il chassa ces créatures, et, avec un soupir, Ruth se rendormit d’un sommeil profond et paisible.